La matante du « Me time »


Crédit photo Alexandre Cotton

On nous talonne depuis quand, 2019 !?, avec le ME TIME, ce concept ultra-puissant qui consiste à prendre du temps pour soi. C’est un sujet hyper blogué, habilement marketé, que j’ai tenté d’appliquer dans ma vie comme une recette végane alors que je consomme des protéines animales. De mon bord de la blogosphère, cette notion d’arrêt, d’éloignement, de me couper de mon environnement pour « changer d’air » et « mieux m’investir » au retour se fraie à la bourre un chemin vers mon cerveau. Puisque je gère mes émotions en avalant de la fiction, c’est le film « ME TIME : Enfin Seul ! », une comédie de Netflix avec Kevin Hart et Mark Wahlberg qui a ravivé mon intérêt envers le sujet. Une #bromance quétaine à souhait qui a eu pour effet d’ouvrir une brèche.

Dépendamment qui tu es, ce que tu fais, où tu en es, le ME TIME n’a pas les mêmes contours. Il se proportionne différemment. Est-il accessible à tout le monde ? Absolument. Tant qu’on ne s’enfarge pas dans la définition, tant qu’on répond à nos besoins, tant qu’on ne s’impose pas de performer, tant qu’on ne vise pas l’atteinte du A+. Curieuse, je me suis abonnée à l’hashtag #metime sur les réseaux sociaux ; j’ai découvert des publications qui mettent de l’avant des produits beauté, des huiles essentielles, du yoga en veux-tu en v’là, des plans d’entraînement, des vêtements adéquats… du tricot ! Sti, du tricot ! Forcée d’admettre que je ne suis pas la cliente cible ! Et étonnamment, même si je ne réponds pas aux critères de ce persona marketing, j’ai envoyé promener momentanément les plateformes qui me présentent un tas d’affaires qui ne me représentent pas. Pourquoi ? Parce que la comparaison me rendait moins valable (#allôestimedesoi).

Le ME TIME m’échappe parce que je me conditionne à établir un horaire carré, moi qui suis une travailleuse autonome aux angles arrondis. Parce que j’embrasse une routine de maman, d’épouse aussi. Parce que mon QG, c’est la maison. Je paralyse dans une société qui m’organise puis je somatise. Je me mens en me répétant que je vais « me reprendre », comme je martèle à ma fille « maman va se reprendre » quand je passe de moins en moins de temps en sa présence à être réellement présente. Il m’arrive de lui promettre la lune, ça doit être pour ça qu’elle la cherche de jour, qu’elle la trouve quasi toujours. Je ne me surprendrais pas de lui mirer un billet destination soleil pour la semaine de relâche alors qu’elle n’attend de moi qu’un « Yes Day » par année (ça aussi, c’est une vue, je te laisse Googler). Tant qu’à effleurer le concept, aussi bien le rendre attrayant ! Pour quand j’aurai vraiment le temps… Mais beurrer épais n’engraisse pas l’amour propre, n’oxygène pas l’hygiène de vie, n’emmieute pas le rapport à autrui. Le ME TIME à minuit se transforme en citrouille quand on se fourvoie entre les mots loyauté et royauté.  

« Me reprendre » avec moi-même revient à m’accorder une demi-heure de solitude tôt le matin au creux du sofa, emballée dans un jeté en polar en serrant très fort ma tasse de café noir, ou le soir avancé en tenant mollement un carnet de notes que je laisserai tomber sous les flashs de la télé. Si prendre soin est accessible à tout le monde, ce qui ne l’est pas est de transformer le ME TIME en part time job. C’est de la poudre aux yeux ! Soyons réalistes et créatifs, OK !? 

Le ME TIME défile sur mon fil au point que ça me défie. Est-ce que je prends du temps pour moi ? C’est quoi « prendre du temps pour moi » ? À en croire toutes les images qui me sont servies sur un plateau léché aux filtres infinis, je suis à côté de ma vie ! Il m’a fallu, sans blague, me débrancher au moins 3 jours pour reconnecter avec mes propres images, mes repères, mes désirs. Et j’ai compris que le ME TIME pourrait me servir à interrompre le flux incessant de mes pensées. Ouch !

Je suis une performante — de surcroît anxieuse —, depuis la pandémie. Dans ma tête, des tonnes d’idées à toutes les intersections, et propulsées par Jeanne, Marie-Jill et Jamie. Chaque matin de semaine, quand p’tit mari quitte pour le boulot, que louve embarque dans le bus, qu’il est précisément 8 h 17 et que je rentre au bungalow, je plaque mes mains sur le mur à ma droite, en haut du chauffage d’appoint, et je nous expire. À ce moment-là exactement, le sablier interne chavire. Je sais qu’il me reste 3 heures avant d’aller chercher la petite pour le dîner. Les grains s’échappent. Jeanne souhaite prendre un bain, Marie-Jill veut dévorer un second déjeuner, Jamie joue du coude pour repasser notre « to do » vite fait et partir marcher. Et les grains continuent de s’échapper.  

Je suis en mission. Impossible.

Première ministre de mes intentions, je délaisse mes trois cheffes de partis, et je prends place à mon poste de travail. Il n’est pas 9 heures, je bois un troisième café et j’entame des actions que je n’aurai pas le temps de terminer parce que mes attentes sont trop élevées, et ma liste tripartite trop chargée. Après un troisième déjeuner, je grignote l’intérieur de mes joues. Quelques fois, Jeanne prend le dessus ; là je mijote une heure dans l’eau effervescente en me tapant un épisode du podcast « Sexe Oral ». Je vis également des séquences durant lesquelles je marche 5 km par jour pendant 5 jours. Jamie est fière de moi. C’est Marie-Jill que je déçois le moins souvent, car me nourrir pour trois est un réflexe acquis. Une sécurité. Le vendredi, je laisse naître une migraine. Ma mission, impossible, l’était crissement. Pour adoucir les choses, un lavage complet de la literie et une demande ferme à l’adresse de Marie-Jill : « prends ton boute ! », pour bien étendre le drap contour ; du coin de l’œil, Jamie prend l’apéro à l’îlot et Jeanne fredonne comme pour l’encourager « C’est vendredi, ce serait pas grave » en flattant le chat du voisin qu’elle a fait rentrer. Le bus dépose ma louve. Avant d’ouvrir la porte, je nous inspire, épuisée de gérer tous ces ME TIME là, dans un seul corps, dans un seul espace-temps. Louve apparaît, et je la fais virevolter avec mes forces rapaillées.

À un moment donné, je me suis tannée ! Comment interrompre le flux incessant de mes pensées ? Dans un élan, j’ai inscrit ma fille à un cours de danse (le samedi), à un cours de piscine (le dimanche) et à un cours de chant (le lundi après l’école). Voilà 3 heures qui me sont dédiées, et qui sont dédiées à mon enfant. 3 heures à être heureuses en même temps. Je sais, c’est astucieux !

Pendant le cours de danse — les parents ne sont pas invités à assister —, je spotte le fond de la salle d’attente, où je m’installe le plus confortablement possible (j’occupe au moins 4 sièges) puis j’incline la tête et la pose sur le mur froid (je note d’apporter une tuque la prochaine fois). Je ferme les yeux sur la lumière artificielle et j’accueille les voix environnantes des humains sans téléphone intelligent, je capte en fondu le son de la musique du cours de danse, je sens la forte odeur de sueur, je ris des demandes bizarres de clients, j’analyse les interventions des parents. Samedi dernier, j’ai été plutôt active en préparant mon pool de hockey avec ma lunette solaire (moi pis les néons). Dans la salle d’attente du pavillon, je fais tout sauf attendre. Je ne patiente même pas. Je suis juste là.   

Lors du cours de piscine, c’est plutôt dans les gradins que j’habite l’heure pour répondre aux petits pouces levés de ma louve, lui retourner ses nombreuses salutations, réagir aux sourires qui en disent long. Je partage aussi de bons moments avec d’autres parents ; cette bulle relationnelle enrobée de chlore et de chaleur me remplit. Et tant que j’y suis, il n’est pas question de courriels à envoyer, de partir une brassée, de livres à poster, de plans de match à définir. Ici, je nous respire.

Quant au cours de chant, alors que je pourrais retourner au bungalow couper des légumes et prendre de l’avance sur la préparation du souper, je vais plutôt me perdre au Jean Coutu à côté. J’adore les pharmacies ! Je parcours toutes les rangées, je vire les bouteilles de bord pour découvrir les ingrédients, je photographie la plupart pour faire éventuellement des recherches plus approfondies, je flâne dans le coin « nouveau-né » parce que ça sent bon, et que ça me fait encore envie (ben oui !). Au bout de quarante minutes, je sors de là avec une boîte d’Advil Liqui-Gels, une crème anti-vergeture conseillée par une jeune fille qui n’en a pas, et une plaquette de maquillage pour Halloween. J’ai solidement pris mon pied.

Te dire à quel point le temps pour soi est une notion d’étrangeté.

C’est clair qu’il y a une certaine charge parentale liée à ses cours, je ne le nie aucunement. Je dois m’assurer d’arriver à l’heure, préparer ses effets personnels, garnir sa gourde d’eau fraîche, m’enquérir de son appréciation… Mais pendant l’heure allouée où je ne suis peut-être pas en train de mijoter dans un spa, où je hume l’odeur de l’effort et où je flaire la joie des enfants qui bougent et socialisent, je m’appartiens. Le ME TIME que j’ai choisi correspond à une approche gagnant-gagnant, et ça me convient parfaitement.

Je dis OUI au ME TIME inclusif, personnalisé, différent des clichés proposés, au ME TIME des parents, des matantes qui se rapprochent de la mi-temps, au ME TIME de temps en temps et sans jugement. Au ME TIME hors des réseaux sociaux plus souvent qu’autrement. L’important est d’agir sans pression. Se décharger des attentes des autres, se décharger de nos propres attentes. Être présent à qui l’on est, à ce que l’on fait et avec qui on s’investit.

En ce qui me concerne, aller dehors quelques minutes avant l’arrivée du bus pour contempler les couleurs d’automne qui habillent les montagnes, saluer les marcheurs de fin d’après-midi, regarder les oiseaux vider littéralement la mangeoire en prenant un énième café, magasiner en ligne des bobettes menstruelles écolos parce qu’il est grand temps, ce sont des ME TIME non programmés qui font la part belle au reste de ma journée.

Pour ce qui est de Jeanne, Marie-Jill et Jamie, je leur réserve toute une surprise. Elles débuteront la Précieuse Quête de l’Estime de Soi avec l’Académie Simplement Humain. 16 semaines de plongée intérieure, d’exercices, de coaching de groupe. Se pointera l’hiver et je les observerai, derrière le store, devenir des anges sur la neige.