La Princesse de York Est


Crédit photo Alexandre Cotton

Je participe au projet « De tous corps » initié par l’artiste Louba-Christina Michel. En juillet dernier, elle m’a fait parvenir des carnets par la poste — que dis-je ! de véritables objets d’art ! — portant sur le thème de la maternité. Mon travail, c’est de créer une œuvre (littéraire, visuelle, musicale, théâtrale ou réflexive) en réponse à ses magnifiques carnets.

Au cœur des pages colorées et délicates, Louba et Isadora me racontent leur road trip mère-fille vers la « grand-ville ». Et je ressens une certaine envie. Parce que Louve et moi, on n’a jamais voyagé. On a bien essayé, le temps d’un aller simple au début du printemps. Son papa était en congrès, à Rimouski, et nous nous sommes mises en route pour le retrouver.

Je me souviens avoir pris le temps, multipliant les arrêts, quand on le voulait, aux endroits qui nous tentaient. Comme chez Marie 4 poches à Ste-Anne-des-Monts. J’ai acheté de quoi dîner puis on a dévoré le tout quelques kilomètres plus loin, bien au chaud dans la voiture, à la halte de Cap-Chat. « Maman, c’est le village de Patrice Michaud », me répétait louve.

De morceaux de pizza à la pancetta aux bouchées de chocolatine, on passait du salé au sucré effrontément. Joyeuses, on regardait le fleuve en chantant à tue-tête : « Si parfois, je n’y arrive pas, j’essaie encore une fois ! » puis « Jambe de bois, jambe de pirate, jambe de championne ou d’acrobate, attends un peu que je t’attrape ! ». Je lui expliquais à ma façon que, hormis ce cher Patrice (que j’adore !), d’autres Gaspésien.ne.s s’illustrent au dehors en paroles et en musique comme Les Sœurs Boulay et Viviane Audet. On va se le dire, écrire et composer des tounes pour Passe-Partout, c’est un solide check sur une bucket list ! Non ? Trêve de chant, j’engloutis mon latte et on se partage un brownie. Tout ça nous a donné le tournis, on reprend la route, sur le cruise control.

Arrivées à Rikiki — terre d’études, d’amour et de folies (va falloir colliger tout ça dans un roman qui pourrait s’intituler La fille de Rimouski, La fille du bas du fleuve… bref à mijoter !) —, on laisse papa terminer une rencontre virtuelle dans la chambre d’hôtel. Direction la piscine ! C’est alors que les symptômes apparaissent. La fatigue de tantôt s’incruste. Les yeux piquent. Le nez coule. La gorge serre. Le voyage du retour n’est plus dans trois jours. C’est tout de suite. La Covid venait d’emporter avec elle la joie de ne rien anticiper, organiser. Bang ! La crisse de réalité. On passera la fête des Mères enfermées.

La déception est là, mais elle ne m’emporte pas. J’ai déjà vu neiger de ce côté. J’ai appris à plaisanter avec la réalité, lui donnant l’apparence d’un ballon, d’un aki, d’une raquette de tennis. Je l’attrape, je la frappe, je la botte… je varge dedans pour en tirer quelque chose de vivant. J’allais la défier, encore une fois. Et cette fois-là serait arrosée de mimosa qui goûterait, par malheur, le Schnaps aux pêches.

L’été arrive et nos vacances familiales ne sont prévues que pour le mois d’août. Les carnets de Louba et d’Isadora me secouent. Louve et moi, on ne voyage pas, sauf dans nos têtes créatives, dans nos esprits qui voguent sans tambour ni trompette. Sans argent, permis, ni passeport. On a « lancé notre affaire », à la suite d’une conversation qui au début avait tout d’ordinaire. J’en ai d’ailleurs partagé quelques lignes dans l’une de mes stories Instagram :

  • Maman, pourquoi on n’habite pas dans un château ?
  • Parce qu’on n’est pas de descendance royale… tu m’en vois bien désolée ma chère…
  • Mais je veux être une princesse !
  • Alors, deviens-le !
  • Comment ?
  • Dans la réalité qu’on connaît, va te falloir épouser un prince ma belle fille, ou une princesse, mais je doute que la royauté ait évolué à ce point-là !
  • Ah…
  • Mais tu peux être une princesse dans l’autre réalité.
  • Hein ?
  • Ben oui, imagine que t’es une princesse. Invente un monde qui va te le permettre.
  • OK… Je comprends rien du tout là…
  • Ben tu peux te créer une autre réalité. Un genre de monde parallèle. Dessine-la, la princesse qui est toi. Donne-lui un nom. Invente-lui un univers. Liste ses qualités. Illustre ses travers. Fais-la naître !
  • OK… et toi, maman, tu seras la reine ?
  • Certainement ! Ça m’irait bien je trouve.
  • OK ! Et… papa sera le roi !
  • Tellement ! Pis y’a même pas besoin de le savoir !
  • Yeah ! OK ! On est une famille royale !
  • Royalement !
  • OK, on commence ?
  • Absolument !

Il était une fois la Princesse de York Est. Elle habitait au Château-Bungalow sur Patterson Road. Sa mère était la Reine du Château-Bungalow et son père le Roi, mais c’est Maman-Reine qui régnait en maître sur le mignon petit domaine situé sur un terrain en dénivelé en face de la Gaspé Bay.

La Princesse de York Est était unique, dans tous les sens du terme. Elle n’avait aucune fratrie ni animal de compagnie. Maman-Reine n’avait réussi à enfanter que ce bébé miracle, et pour les bêtes à poil, elle était bêtement allergique. La Princesse de York Est portait son diadème avec n’importe quel vêtement, de la robe à paillettes qui a élimé le cuir du divan au pyjama en passant par l’habit de neige. Elle traînait sa baguette magique dans son sac à dos à l’insu de ses amis.

Elle repérait la lune dans tous les ciels, et parlait une langue secrète dont elle se servait pour converser avec sa baguette. Sa salle de bain privée était félinement décorée, question d’éloigner Maman-Reine qui était sensible à ce point. Outre cette caractéristique, Maman-Reine était connue pour être pressée dans le temps. Son travail consistait à écrire, poster des colis et envoyer des textos ; tout ça de son QG, le Château-Bungalow.

Papa-Roi, quant à lui, partait tôt le matin pour son travail important vu sa chemise rentrée dans ses pantalons et sa ceinture de monsieur. À son retour, le soir venu, il racontait toujours une blague ou deux avant de se reposer, tout en répondant à des courriels, l’air préoccupé.

Enfin l’heure du souper arrivait, et le trio royal s’attablait devant la télé, avec un plat de pâtes et une série à visionner. La Princesse de York Est avait une fourchette vintage travaillée dans la main droite et du papier bulle dans la gauche ; le matériel d’emballage de Maman-Reine lui servait de Pop It ! Tout allait rondement sur Patterson Road, jusqu’à maintenant…   

En créant cette histoire loufoque, calquée sur la nôtre, je lui enseignais l’autofiction. Celle qui m’a servi à vivre mes émotions, alors que je n’étais qu’une toute petite fille. À habiter loin des amis, loin des services, loin de l’action, le temps peut sembler long. Chez nous, à Coin-du-Banc, la longueur n’avait pas d’emprise sur mon rapport de proximité. Avec moi-même. La distance, l’espace… des notions que j’ai appris à manœuvrer, naviguant entre la réalité des autres et la mienne. Je n’ai jamais perdu la notion du temps, juste celle du réel. Quand ça comptait vraiment, quand c’était urgent.

Au fil des voyages, je suis devenue experte. M’échapper de mon environnement immédiat est l’une des premières compétences que j’ai fièrement acquises. Bien avant celle d’écrire. En un sourcillement, je quittais sans broncher le lieu et les personnes avec qui je me trouvais, pour les retrouver, emmieutées, dans mon monde inventé. C’était facile, rapide, je n’avais aucune autorisation à demander. Tout s’exprimait dans ma tête, s’imprimait dans mes mémoires. Je cumule des centaines et des centaines de ces histoires. Ma tête en imprime encore. Et mon empreinte carbone fantastique demeure intacte.

C’est la première fois que je parle de tout ça. Les carnets de Louba et d’Isadora ont fait remonter cette envie de former ma fille non pas à la fuite, mais à une sorte de résistance. Persuadée qu’on n’est jamais vraiment prisonnières. Parce qu’on peut jouer avec la matière. Je n’ai pas nécessairement le pied marin, mais j’ai l’habitude de naviguer en mer intérieure. J’ai entraîné Louane là où je me suis maintes fois perdue et retrouvée. Ou je continue de m’expatrier tous les jours. Je lui apprends tout ce que je sais. Et elle semble apprécier. L’autre jour, elle m’a suppliée d’attendre son retour de l’école pour continuer de travailler sur notre projet. Je lui ai promis, et je lui ai menti. Impossible de lui révéler que si je m’en passe aujourd’hui, je vais m’ennuyer. Le pire étant qu’en vieillissant, les allers-retours sont plus vicieux. Ça me donne l’impression que plus j’avancerai en âge, et moins je quitterai ce lieu. J’ignore dans quelle histoire je choisirai de me déposer, à la fin. Aurais-je les cheveux blancs ? C’est un mystère pour moi.

D’ici là, on s’affaire à nourrir ce monde à la fois réel et fantasmé. Ce n’est pas toujours facile, ma fille a ses rigidités… même dans un contexte imaginaire… même quand tout est possible. En ce qui me concerne, je ne me rappelle pas avoir traîné mes peurs, mes limitations, mes œillères dans mes bagages. Je voyage plutôt léger. Alors je l’accompagne, lui conseillant de lâcher prise, de faire confiance au processus, d’avoir foi en moi, de s’abandonner. Et si elle n’avait qu’une leçon à retenir, ce serait de laisser dans l’autre monde ce qui s’y trame. La Princesse de York Est peut bien recevoir le baisemain de son prince en débarquant de son carrosse doré, mais Louane n’aura pas le même traitement en sortant de la Kia sur l’heure du dîner. Ce qui se passe à Vegas, reste à Vegas ! Ma louve a un peu de misère avec ce concept-là… et je la comprends ! C’est de cette façon que j’ai créé Jeanne, Marie-Jill et Jamie. Elles ont traversé. Je suis à blâmer.

J’ai additionné les allers-retours laborieux. Il n’y avait personne pour m’indiquer le chemin, pour me refiler les rudiments du métier de « Voyageuse de l’Irréalité ». Il y a eu des accrochages. J’ai commencé par emmener mes amis puis au fil du temps, je me suis juste dupliquée. Pour me voir sous un angle nouveau. Me maquiller. Me costumer. Me représenter. Pour m’aimer.

Tantôt, je te confiais que j’allais finir mes jours dans un récit autofictif. C’est une porte. Comme il s’en vend une panoplie sur le marché. Pour l’instant, je bosse fort sur ma personne, dans la réalité, sur tous mes « moi » pour m’en faire des alliées. Je t’avoue que c’est le voyage de retour le plus difficile qui soit. C’est ma Précieuse Quête. Mais j’ai la conviction qu’en guidant Louane dans sa quête personnelle de royauté, le temps d’un chapitre semaine, je fais ressortir le jeu. Je le place à l’avant-plan, comme quand j’étais petite et que je m’amusais à créer. Ça doit rester un jeu. J’ai décidé que nos escapades irréelles feront fleurir notre réalité. J’apprendrai à ma fille à habiter les deux mondes, sans les faire cohabiter. À s’en inspirer pour devenir la meilleure version d’elle-même. Louane y arrivera. Elle a tout pour ça. Mon legs d’autofiction sera un rite de passage. Pas sa destinée.  

J’ai 39 ans, et je n’ai pas épinglé beaucoup d’endroits sur la mappemonde. Mon pot de punaises déborde. Mais j’ai fait du millage, « de tous corps ». Je suis ces vies que j’écris. Et ma fille m’honore en acceptant de partager ma route prodigieuse, celle qui n’existe que pour nous deux. Quelquefois, elle en parle à son papa, et je lui dis « Chut ! C’est entre nous tout ça ». P’tit mari est un chouette complice. Il me connaît comme s’il m’avait épousée.

Louba et Isadora, merci infiniment pour la ride de char.

Louve et moi, nous poursuivons nos écrits, nos dessins, nous continuons de chercher notre voix commune pour vous offrir (et à toi aussi !) des récits visuels animés. Un peu comme les histoires de Grand-Mère dans Passe-Partout, quoi ! Toute est dans toute !

3 réflexions sur “La Princesse de York Est”

  1. L’auto-fiction, une façon de s’assurer que tout finisse bien… ou pas!
    Au plaisir de continuer à te lire.

    1. leseditions3sista

      C’est vrai ! Je vais m’arranger pour que ça finisse bien ! 😉
      Merci de me lire 😉
      Au prochain rendez-vous !

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